CAA Paris, 18 octobre 2024, n° 23PA02755
La « tabaâ » (en français, le tampon) est une forme d’hyperkératose (autrement dit un épaississement de l’épiderme) qui finit par apparaître sur le front d’une personne en cas de friction fréquente de celui-ci sur un tapis de prière, lors de prosternations. Cette marque (qui ne peut naturellement être enlevée lors d’une prise de poste) constitue-t-elle une expression religieuse méconnaissant le principe de neutralité ? C’est à cette question que la cour administrative d’appel de Paris a répondu dans son arrêt du 18 octobre 2024 (qui est signalé en C+).
- Un principe de neutralité fréquemment mobilisé
Dans le droit français, le respect du principe de neutralité (politique, religieuse ou philosophique) figure parmi les règles d’organisation des services publics.
Le juge administratif en déduit, classiquement, que les moyens qui concourent au fonctionnement des services de l’administration doivent demeurer empreints d’une certaine neutralité.
Ainsi, les bâtiments qui sont le siège de services publics doivent ainsi rester neutres (Conseil d’Etat, 27 juillet 2005, Commune de Sainte-Anne, n° 259806, au Recueil, sur l’impossibilité d’apposer sur des édifices publics des signes symbolisant une revendication politique) ; et les agents publics sont, de la même manière, tenus à un devoir strict de neutralité, et ce, d’ailleurs quel que soit les fonctions qu’ils exercent, nonobstant d’ailleurs le fait que l’administration a l’obligation de respecter la liberté de conscience des agents publics (Avis, Conseil d’Etat, 3 avril 2000, Mme M., n° 217017, au Recueil).
La jurisprudence administrative retient ainsi que sont interdits aux agents à la fois les signes « ostentatoires », c’est-à-dire ceux qui ont une portée prosélyte, revendicative et provocatrice – et autrement dit, pour reprendre la définition qu’utilise parfois le juge administratif, « les objets qui exaltent la foi en cherchant à opprimer les autres » – mais aussi les signes « ostensibles », soit donc ceux qui n’en sont pas moins identifiables comme étant clairement religieux (v. sur ce point, concl. inédites de M. Nicolas Polge sur CE 28 juillet 2017, M. B., n° 390740, aux Tables, sur un règlement proscrivant le port de signes d’appartenance religieuse par des élèves infirmières).
On peut ajouter que, depuis la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 (parfois désigné, par raccourci, comme « loi contre le séparatisme »), en cas de délégation de service public à une personne privée, ce principe de neutralité s’étend à toutes celles des personnes qui participent à l’exécution d’un service public sur lesquelles le délégataire exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction (ex. : effectif de l’équipe de France de football ; CE 29 juin 2023, Alliance citoyenne et autres, n° 458088, au Recueil).
En théorie, il y a, au fondement de ce principe de neutralité, l’objectif de garantir, par l’abstention des agents publics d’avoir à dévoiler leurs opinions qui en résulte, l’ambition d’assurer la liberté et l’égalité de traitement des usagers.
Avec son application, d’abord, il s’agit de faire en sorte que le comportement de l’agent, à l’égard du public, demeure entièrement indépendant de ce que peuvent être ses opinions politiques, philosophiques ou religieuses et que l’agent ne soit pas mis en mesure de pratiquer de discrimination à caractère politique, philosophique ou religieux entre les usagers du service.
- Quel but le juge administratif assigne-t-il à ce principe de neutralité ?
L’enjeu est, d’autre part, que l’agent ne puisse pas profiter de l’exercice de ses fonctions pour manifester ses opinions, dans des conditions qui pourraient constituer une gêne pour l’usager ou qui pourrait porter atteinte à l’image de l’administration.
Mais, ce principe de neutralité a aussi pour objectif de garantir la liberté de conscience des agents, qui est protégée par l’article L. 131-1 du code général de la fonction publique, et notamment de les protéger des éventuelles discriminations dont les fonctionnaires pourraient, eux-mêmes, faire l’objet à raison de leurs convictions religieuses et orientations politiques.
Le juge administratif propose (parfois…) une approche pragmatique de la question : il a par exemple considéré que le port d’une barbe très fournie (pouvant évoquer une barbe dite de type islamique) ne constituait pas en soi une manifestation de croyances religieuses (CE 12 février 2020, M. B. , n° 418299).
En réalité, sans le dire, le juge administratif français opère un examen très proche de celui proposé par la Cour suprême des Etats-Unis.
En effet, celle-ci exerce un contrôle dit du test « Lemon » pour apprécier la neutralité religieuse d’un objet : ce contrôle consiste à « détecter à partir d’un point de vue objectivement reconstitué d’un observateur raisonnable » si un comportement traduit la manifestation d’une adhésion à une religion (concl. A. Bretonneau sur CE Ass. 9 novembre 2016, Commune de Melun, n° 395122, au Recueil).
- La « tabaâ », une marque de « piété »
Dans le cadre de l’affaire que la cour administrative d’appel a eu à connaître, était en jeu la question de savoir si la « tabaâ » apparaissant sur le front d’un agent pouvait être regardée comme une atteinte au principe de neutralité.
Cette affaire – qui avait provoqué l’indignation du conseil français du culte musulman – portait sur le refus d’agrément opposé, par le préfet de police, à une personne ayant présentée sa candidature à l’emploi de policier adjoint dans le département de Paris.
Le motif de cette exclusion résidait dans le fait que pouvait être distingué sur le front du jeune candidat une tâche (la « tabaâ » évoquée ci-dessus) pouvant donner le signal d’une pratique assidue de la prière (et la réalisation des prosternations qui peuvent l’accompagner). La tabaâ est, il est vrai, une forme d’hyperkératose, due à la friction générée par le contact régulier du front avec le tapis de prière.
De fait, la tabaâ est regardée par les services de renseignement, sans doute de manière parfois trop schématique, comme un indice fort de pratique religieuse rigoriste ; des précédents jurisprudentiels montrent que cet indice est fréquemment avancé pour tenter de justifier des mesures d’assignation à résidence ou des MICAS qui ont pu être prononcées (v. par ex. : TA Cergy-Pontoise, 25 juillet 2024, n° 2409965).
- Le signe d’une pratique religieuse exercée dans le seul cadre privé
Pour la cour, la question était celle de savoir si la tabaâ pouvait être regardée, comme le suggérait le préfet, comme une « manifestation ostensible de l’appartenance religieuse (de l’intéressé) révélant un possible risque de repli identitaire incompatible avec le principe de neutralité ».
Dans son jugement du 21 avril 2023, le tribunal administratif de Paris avait validé le raisonnement du préfet de police. Mais la cour administrative d’appel de Paris s’en écarte. Elle annule le jugement et l’arrêté, dans son arrêt (CAA Paris, 18 octobre 2024, n° 23PA02755).
Elle retient que la tabaâ n’est que la « conséquence physique d’une pratique religieuse exercée dans un cadre privé ». La cour retient que, dans cette mesure, « elle ne peut être regardée en tant que telle comme traduisant la volonté de l’intéressé de manifester ses croyances religieuses dans le cadre du service public ».
La cour a sans doute ici recherché si cette marque témoignait ouvertement d’une expression de convictions religieuses ; pour retenir que tel n’était pas le cas, il a très certainement tenu compte de ce que, à elle seule, cette trace ne caractérisait aucune affirmation claire ni la volonté d’influencer le public.
Il était, au reste, difficile de suivre la position du préfet.
Dans les termes simplistes dans lesquels elle se présentait, l’approche du préfet était (il faut bien le dire) assez caricatural (les éléments de raisonnement sur lesquels elle s’appuyait ont d’ailleurs été qualifiés de regrettables, par la cour, dans le cadre de la réponse faite sur une demande présentée sur le fondement de l’article L. 741-2 du code de justice administrative).
L’approche retenue par l’administration présentait un réel danger : celle d’encourager la levée des quelques rares garde-fous qui font obstacle à l’apparition et à la persistance de pratiques discriminatoires au sein de la fonction publique.