Trop peu utilisés, des outils permettent, aux pouvoirs publics mais aussi aux citoyens, de sanctionner efficacement les atteintes au respect du pluralisme dans les médias. Décryptage.

Imaginons, pour les seuls besoins de l’exercice (car cela n’arrive évidemment jamais), que des éditeurs de services de télévision ou de radio décident de favoriser l’un des camps politiques s’affrontant lors d’une campagne électorale.  Imaginons même que, pour le seul temps d’une élection, une chaîne d’information décide de parachuter, dans l’une de ses émissions phares, un journaliste ou mieux encore un présentateur auquel il serait donné la mission de n’inviter que les candidats d’un certain bord et de se livrer à un dénigrement systématique et outrancier du camp politique opposé. 

Le droit permettrait-il de sanctionner une telle attitude ? 

 

I. Le pluralisme, une exigence indispensable à la démocratie

 

Rappelons que le principe de pluralisme a valeur constitutionnelle. L’article 4 de la Constitution prévoit que « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ». 

Le Conseil constitutionnel a jugé en des termes très forts que « le pluralisme des courants d’expression socioculturels est en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle» et que le « respect de ce pluralisme est une des conditions de la démocratie ».  

Le respect par les médias du principe de pluralisme, c’est-à-dire l’exigence de présenter une diversité de « points de vue politiques et culturels», est atteint de différentes manières. 

S’agissant de la presse écrite, on considère qu’il n’est pas nécessaire d’imposer à chaque journal d’ouvrir ses colonnes à tout point de vue car il existe un « pluralisme externe », c’est-à-dire une diversité des titres qui permet à chacune et chacun de trouver journal à son goût.  

En revanche, pour ce qui concerne les radios et télévisions, la rareté des ressources hertziennes implique un nombre relativement faible de chaînes et stations. 

Or, selon le Conseil constitutionnel, la libre communication des pensées et des opinions « ne serait pas effective si le public auquel s’adressent les moyens de communication audiovisuelle n’était pas à même de disposer, aussi bien dans le cadre du secteur public que dans celui du secteur privé, de programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractères différents dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information ». 

Ce choix répond aussi à une exigence issue de la Convention européenne des droits de l’homme qui juge en effet qu’« il ne suffit pas, pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel, de prévoir l’existence de plusieurs chaînes ou la possibilité théorique pour des opérateurs potentiels d’accéder au marché de l’audiovisuel. Encore faut-il permettre un accès effectif à ce marché, de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes ». 

Le législateur a, en conséquence, imposé un pluralisme interne, c’est-à-dire le respect d’une diversité de points de vue dans chacune de ces chaînes et stations

 

A. Des règles assurant le pluralisme

 

En France, le législateur a, par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, investi une autorité administrative indépendante, qui est désormais l’ARCOM, de pouvoirs importants pour faire respecter, dans les chaînes et stations, le principe de pluralisme.  

Hors temps électoral, les éditeurs de service de radio et de télévision doivent déjà assurer le pluralisme politique en respectant un équilibre de temps de parole : « les éditeurs veillent à assurer aux partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale un temps d’intervention équitable au regard des éléments de leur représentativité, notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus qui s’y rattachent, l’importance des groupes au Parlement et les indications de sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national ». 

 

B. Des obligations renforcées en situation de campagne électorale 

En situation de campagne électorale, l’ARCOM fixe des règles plus contraignantes.  

 Depuis le 11 juin 2024 et jusqu’à la fin de l’élection, les éditeurs doivent transmettre les temps de parole de chacun des candidats, partis ou groupements politiques et de leurs soutiens très régulièrement à l’ARCOM.  

Ils doivent également respecter un équilibre équitable des temps de parole.  

 

1. Deux situations distinctes sont envisagées. 

 

D’une part, si les services de radio ou de télévision traitent d’une circonscription en particulier, ils doivent veiller à faire bénéficier à tous les candidats d’un accès équitable à l’antenne. Leur temps de parole respectif est calculé en fonction des résultats obtenus aux dernières élections, des sondages d’opinion et de la contribution de chacun des candidats ou partis à « l’animation du débat électoral ». 

D’autre part, si ces mêmes services traitent l’élection à un niveau plus large qu’une simple circonscription, ils « veillent à ce que les partis et groupements politiques présentant des candidats et leurs soutiens bénéficient d’une présentation et d’un accès équitables à l’antenne ».  

Ces deux obligations doivent être interprétées à la lumière d’une décision récente du Conseil d’Etat, qui impose à l’ARCOM, lorsqu’elle vérifie le respect de l’exigence de pluralisme, de prendre en compte le temps d’antenne accordé non seulement aux personnalités politiques mais également à « l’ensemble des participants aux programmes diffusés », y compris, donc, les chroniqueurs.  

 

2. Une obligation spécifique au service public audiovisuel : la diffusion d’émissions relatives aux campagnes électorales

 

La loi impose également aux télévisions et radios publiques de mettre à disposition des groupes et partis politiques et des groupes parlementaires une durée d’émission leur permettant de diffuser leurs idées. 

C. Les autres obligations

 

Au-delà du pluralisme, les autres obligations auxquelles sont soumis les éditeurs continuent évidemment à s’appliquer, en particulier les exigences d’honnêteté et d’indépendance de l’information

 

II. Les pouvoirs de l’ARCOM 

 

Que peut faire l’ARCOM si une chaîne de télévision ou une station de radio ne respecte pas ces règles ? 

 

A. Des sanctions potentiellement lourdes 

 

Les sanctions peuvent être lourdes : l’ARCOM peut prononcer une amende, suspendre un programme pour une durée allant jusqu’à un mois, le priver de recette publicitaire, voire retirer l’autorisation d’émettre. Elle peut publier la sanction ou imposer qu’elle soit diffusée à l’antenne.  

La sanction pécuniaire peut atteindre, en cas de récidive, 5 % du chiffre d’affaires de l’éditeur.   

 

B. Une procédure relativement longue 

 

Si l’ARCOM tient à sa disposition une véritable artillerie lourde, il lui manque sans doute à sa panoplie une infanterie légère.  

 La procédure de sanction est en effet particulièrement lente. 

 D’abord, l’ARCOM ne peut pas directement sanctionner un manquement. S’il s’agit du premier manquement, la loi impose que l’ARCOM mette en demeure l’éditeur de respecter des obligations qu’elle doit identifier spécifiquement. Ce n’est qu’en cas de récidive, sur les obligations précises qui étaient indiquées dans la mise en demeure, qu’elle pourra prononcer une sanction. 

Dans les faits, l’ARCOM ne prononce pas directement une mise en demeure.  Au premier manquement elle envoie une lettre de rappel à la réglementation. Si un nouveau manquement intervient, elle envoie une lettre de mise en garde. Ce n’est qu’au troisième manquement que la mise en demeure interviendra ! 

Ainsi, C8 et Cnews ont fait l’objet d’au moins quarante-quatre mises en garde, mises en demeure et sanctions depuis 2012. 

 Par exemple, dans l’émission L’heure des pros sur Cnews : 

Le 29 septembre 2023, Pascal Praud a fait un parallèle entre les punaises de lit et l’immigration. Le 12 mars 2024, l’ARCOM annonce avoir constaté une violation de l’interdiction d’encourager des comportements discriminatoires et a prononcé une mise en garde à l’encontre de Cnews.   

 Le 5 décembre 2023, Pascal Praud tient des propos pour le moins douteux concernant le drame de Crépol, expliquant que « le système, le fameux système, commence à réécrire Crépol ». Le 16 avril 2024, l’ARCOM relève que « certains des propos tenus, dénués de précautions oratoires et énoncés sur un mode déclaratif, ne satisfaisaient pas aux exigences de mesure, de rigueur et d’honnêteté ». Elle est « intervenue » auprès de l’éditeur pour lui demander de « faire preuve, à l’avenir, d’une vigilance accrue ». 

 Le 2 mai 2024, l’ARCOM sanctionne finalement Cnews pour l’émission L’heure des pros du 28 septembre 2023, durant laquelle un journaliste explique que l’antisémitisme est dû à « l’immigration arabo-musulmane », tout comme « une partie du trafic de drogues » ou encore « la surpopulation carcérale ».   

L’ARCOM relève que ces propos, discriminatoires, n’ont fait l’objet d’aucune réaction des personnes présentes en plateau. Elle a pu prononcer une sanction, car Cnews avait déjà été mis en demeure de respecter l’interdiction d’encourager des comportements discriminatoires : une amende de 50 000 euros a ainsi été prononcée.  

 

C. Des réponses plus rapides en période électorale 

 

L’ARCOM semble toutefois agir bien plus rapidement en période électorale, et peut mettre en demeure un éditeur dans un délai de seulement quelques jours

 Elle a ainsi, le 19 juin dernier, adressé un courrier à Europe 1 pour lui rappeler ses obligations s’agissant de l’émission On marche sur la tête animée par Cyril Hanouna. 

 Enfin, l’ARCOM a une arme considérable en cas de manquement nécessitant une urgente : le président de l’Autorité peut saisir le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat pour qu’il soit ordonné à l’éditeur de respecter ses obligations, le cas échéant sous astreinte. 

 

D. Le contrôle citoyen par la saisine de la justice, y compris en urgence

 

Ajoutons que, à côté de cela, les citoyens ou les parties politiques ont la possibilité de saisir le juge des référés sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (qui est une procédure pouvant aboutir à une ordonnance dans un délai de 48 heures). 

Dans ce cadre, pour assurer le respect du principe de pluralisme garanti par l’article 4 de la Constitution, le juge pourra, tout en tenant compte du régime de liberté garanti à la chaîne et dans l’exercice de la responsabilité éditoriale de cette dernière, vérifier, par exemple, que les débats organisés à l’antenne le sont dans le respect d’un traitement équitable de l’expression pluraliste des courants de pensées et d’opinion (CE 4 avril 2019, France Télévisions, n° 429370, au Recueil). 

 Et si tel n’est pas le cas, le juge peut enjoindre en urgence aux éditeurs de services radios ou de services télé en cause de prendre des mesures permettant de rétablir une expression pluraliste.