Sur la décision n° 489149 rendue le 8 octobre 2024 par le Conseil d’État
Dans La société de vigilance : Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, Vanessa Codaccioni explique qu’est aujourd’hui à l’œuvre un processus par lequel l’État fait des familles ses « alliés sécuritaires ». Selon la chercheuse à l’Université Paris 8, « les appels à la vigilance à l’intérieur des foyers, s’ils ont bien pour objectif de faire remplir aux parents au sens large des fonctions non pas tant éducatives que sécuritaires et répressives, ils ont aussi pour but de faire entrer l’État à l’intérieur des familles, d’en isoler les membres, d’y dénouer les liens par l’introduction du doute et de la suspicion. »
Le cabinet Andotte avocats a contesté à plusieurs reprises les décisions de collectivités et d’établissements publics, procédant à la suppression de l’allocation d’aides sociales à des familles confrontées à la délinquance d’un de leurs membres. Le Conseil d’Etat a d’ailleurs eu l’occasion de reconnaître l’illégalité de telles mesures, lorsque ces dernières étaient insuffisamment encadrées (Conseil d’Etat, 24 juin 2022, Ligue des droits de l’Homme c./ Centre communal d’action sociale de Caudry, n° 454799 ; v. également, tribunal administratif de Versailles, 9 mars 2023, Ligue des droits de l’Homme, n° 2102944).
L’action gouvernementale déployée en réponse aux révoltes urbaines de l’été 2023 s’appuie sur cette même logique de stigmatisation de la cellule familiale, comme en témoignent les mesures proposées par Élisabeth Borne, lorsqu’elle était Première Ministre.
Les mères seules précaires, principales victimes de l’instruction « Fermeté systématique »
Il en va de même de l’instruction « Fermeté systématique envers les délinquants auteurs de violences urbaines », adressée le 30 août 2023 par le ministre de l’intérieur et des outre-mer Gérald Darmanin aux préfets, par lequel ces derniers ont été invités à accélérer l’expulsion de leurs logements sociaux des « émeutiers » et leurs familles.
La pertinence d’une telle position peut déjà être questionnée d’un point de vue social, quand l’on sait que 37 % des familles monoparentales vivent en logement social (contre 15,8 % des familles biparentales) et que ces familles sont deux fois plus exposées, par rapport aux familles traditionnelles, à la discrimination dans la recherche d’un logement.
On peut ajouter à ces données que la monoparentalité concerne essentiellement des femmes (à 82 %) et que 40,5 % des familles monoparentales avec mère vivent sous le seuil de pauvreté selon l’Insee.En lésant des familles déjà touchées de facto par les poursuites pénales visant leurs enfants, cette circulaire ne fait qu’exacerber la paupérisation de ces familles et mères seules, et n’endigue en rien les phénomènes de délinquance et de déscolarisation.
L’association Fédération Droit au Logement et le Syndicat de la magistrature ont saisi le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette instruction appelant à une « fermeté systématique » envers les délinquants auteurs de violences urbaines – ayant eu lieu après la mort de Nahel Marzouk, abattu pendant un contrôle de police.
Leur recours en excès de pouvoir a été rejeté (Conseil d’Etat, 8 octobre, 2024, Fédération Droit au logement, n° 489149).
Malgré le rôle central confié aux préfets, pas d’atteinte à la compétence du juge judiciaire
Pour faciliter les expulsions, le courrier du ministre de l’intérieur et des outre-mer suggérait aux préfets d’utiliser « les différents outils à [leur] disposition […], en lien avec les bailleurs, les collectivités locales et l’autorité judiciaire ».
Prolongeant les arguments soulevés par plusieurs bailleurs sociaux, les requérants soutenaient notamment que l’instruction avait institué, au bénéfice des préfets, des pouvoirs de contrôle ou de direction à l’encontre desdits bailleurs.
Le Conseil d’État écarte ce moyen en relevant que les préfets ne se voient pas confier de pouvoirs additionnels de contrôle sur les bailleurs sociaux ; il ajoute que la circulaire ne les autorise pas non plus à se substituer à ces organismes dans la mise en œuvre de telles procédures.
Pour la haute juridiction administrative, la circulaire cantonne le pouvoir du préfet à la sollicitation des bailleurs en vue de l’exécution de décisions judiciaires préalablement établies.
La 5ème chambre de la juridiction relève aussi que seule l’autorité judiciaire est compétente pour déterminer les manquements des preneurs à leur obligation d’usage paisible des lieux.
Cette décision ne porte donc de coup d’arrêt ni à la tendance visant à confier des missions sécuritaires aux bailleurs sociaux, ni à la dynamique par laquelle l’autorité judiciaire devient un « accessoire » de la répression administrative.
Cette formulation nous vient de la professeure de droit pénal Pierrette Poncela, qui, dans son article intitulé « Les naufragés du droit pénal », pointe du doigt la « soumission [croissante] du judiciaire au politico-administratif ».
L’instruction du 30 août 2023, qui aura donc survécu à ce recours en excès de pouvoir, corrobore également l’analyse proposée par le sociologue Camille François dans son ouvrage au titre évocateur, De gré et de force : comment l’État expulse les pauvres.