Sur le jugement n°2309845/4-1 rendu par le tribunal administratif de Paris le 14 novembre 2024

 

L’effroyable génocide des Tutsis au Rwanda commis en 1994 a une résonance particulière dans les prétoires français en cette fin d’année 2024.

Plusieurs affaires liées de près à ce sujet se sont retrouvées devant les prétoires de l’ordre judiciaire. En effet, le tribunal correctionnel de Paris vient de condamner, le 9 décembre 2024, un auteur franco-camerounais pour « complicité de contestation publique de l’existence d’un crime contre l’humanité » en raison de ses écrits sur le génocide. Le 17 décembre dernier, la cour d’assises de Paris a condamné un ancien gendarme rwandais à une peine de réclusion criminelle à perpétuité pour son implication dans les massacres en lien avec le génocide  ; et, à côté de cela, la cour d’appel de Paris a confirmé le 11 décembre le non-lieu rendu en première instance dans l’enquête sur l’inaction de l’armée française lors des massacres de Bisesero en 1994.

 

Le Rapport Duclert, une onde de choc jusque dans les prétoires

En mars 2021, le rapport Duclert, du nom de l’historien qui a dirigé la commission à l’origine du rapport, a reconnu « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans la survenance du génocide.

Ce contexte a donné un élan nouveau à des initiatives contentieuses ; l’une d’entre elles a concerné cette fois l’ordre juridictionnel administratif.

Dans ce cadre, le tribunal administratif de Paris a été invité à se prononcer sur la responsabilité de l’État français dans les événements ayant conduit au génocide au Rwanda.

Les requérants, s’appuyant notamment sur les conclusions du rapport Duclert, ont mis en avant des décisions politiques et militaires de la France entre 1990 et 1994, qu’ils considéraient comme ayant contribué ou facilité le génocide. Parmi les faits invoqués figuraient le maintien du traité d’assistance militaire de 1975 entre la France et le Rwanda, le soutien au gouvernement rwandais en 1994 et la très controversée opération « Turquoise » menée sous mandat des Nations unies (on rappelle que certains plaignants accusent des soldats français d’avoir aidé des miliciens « Interahamwe » à rechercher certaines cibles).

Dans le cadre de la procédure instruite par le tribunal administratif de Paris, les requérants réclamaient une indemnisation globale de plusieurs millions d’euros en réparation des préjudices nés des fautes commises par la France dans sa politique étrangère à l’égard du Rwanda entre 1990 et 1994 (33 millions d’euros à chacune des associations Rwanda avenir et Collectif des parties civiles pour le Rwanda et 21,7 millions d’euros à chacune des personnes physiques requérantes).

 

Une incompétence juridictionnelle fondée sur la théorie des « actes de gouvernement »

Le tribunal administratif de Paris a rejeté les demandes en considérant que « l’ensemble de ces décisions et agissements n’est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France à l’égard de l’Etat rwandais puis également, à compter de juillet 1994, de l’Organisation des nations unies dont le conseil de sécurité lui avait confié un mandat ».

Il s’agit là d’une application de la théorie des « actes de gouvernement » (issue des décisions CE 1 mai 1822, Lafitte, n°5363 et CE 19 février 1875, Prince Napoléon, n°46707), en vertu de laquelle la juridiction administrative est incompétente pour statuer sur les actes indétachables des rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif ou de la conduite des relations internationales de la France.

Pour le tribunal administratif de Paris, les actes en cause en l’espèce entrent donc dans cette seconde catégorie, à l’instar de la décision des autorités françaises d’autoriser les avions militaires américains et britanniques qui accomplissent des missions contre l’Irak à emprunter l’espace aérien français (CE 10 avril 2003, Comité contre la guerre en Irak, n°255905) ou de celle d’exporter du matériel de guerre à destination de pays impliqués dans un conflit armé (CE 27 janvier 2023, n°436098).

La théorie des « actes de gouvernement » témoigne par ce jugement de sa résistance malgré le coup de semonce donné par la Cour européenne des droits de l’homme en 2022. La Cour de Strasbourg avait en effet alors considéré que le refus de rapatriement des personnes détenues dans les camps en Syrie devait pouvoir être contrôlé par un juge ou par une autorité indépendante (CEDH 14 septembre 2022, H.F. et autres c. France, n°24384/19), à rebours de la position de la juridiction administrative suprême qui avait là aussi fait application de cette théorie (CE 9 sept. 2020, n° 439520).

Ce jugement du TA de Paris illustre ainsi les limites posées par le droit administratif français pour obtenir réparation lorsque la souveraineté nationale entre en jeu et que des décisions diplomatiques ou militaires sont en cause.

L’auteur de « Petit Pays »,  Gaël Faye, indiquait en 2021 qu’il ne passait plus « pour un fou » en disant que « la France a une responsabilité dans le génocide au Rwanda » ; à côté de cela, pourtant, la théorie des actes de gouvernement empêche pour l’heure la mise en cause de la responsabilité de l’Etat pour les faits que ce dernier a pu commettre et qui ont pu, selon les requérants, faciliter la commission de crimes de génocide.

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