Nom des rues et des espaces publics : quelle marge de manoeuvre ?
Le juge administratif recherche, dans le cadre de ce contrôle, si l’attribution d’un nom à un espace public est de nature, soit à susciter la polémique, soit à provoquer des troubles à l’ordre public, soit à heurter de manière significative la sensibilité des personnes, soit à porter atteinte à l’image de la commune ou au quartier concerné, et il faut ajouter à cela que les collectivités territoriales sont en principe assujetties à un principe de neutralité qui suppose qu’elles ne peuvent pas prendre de décision à caractère politique.
Lorsque la dénomination choisie est susceptible de heurter la sensibilité de certaines personnes, le juge recherche si le conseil municipal a entendu attacher à cette dénomination un caractère symbolique.
Certes, parce que la vie d’un homme ou d’une femme est faite de multiples choix, engagements et actes, le simple fait qu’il ait été à l’origine de controverses ou qu’il ait fait l’objet de condamnation pénales, ne saurait naturellement suffire à considérer que le choix d’attribuer son nom pour la dénomination d’une rue ou d’un espace public est entaché d’erreur manifeste d’appréciation.
Aussi, le juge administratif considère que la seule circonstance qu’une personnalité soit controversée en raison de ses actes ou de ses engagements idéologiques ne conduit pas à entacher la dénomination accordée d’erreur manifeste d’appréciation, et de la même manière, il juge que la circonstance qu’une personnalité ait été condamnée pénalement ne suffit pas à entacher la dénomination accordée d’erreur manifeste d’appréciation.
Par ailleurs, lorsque la dénomination choisie, ou la plaque apposée sur un monument, entend rappeler un événement historique, le juge administratif recherche si les choix faits par la commune sont fidèles à la réalité historique.
Sans doute, le simple fait pour une personnalité politique d’avoir pris, dans le cadre de ses engagements politiques, une position favorable à des causes ou exercé une action contestable, est en soi insuffisant pour que l’apposition de son nom sur une rue ou un espace public soit regardé comme entaché d’erreur manifeste d’appréciation.
Cependant, il doit en aller autrement si le choix de donner une telle dénomination conduit inexorablement à faire l’apologie et à rendre hommage à une personne dont l’action s’est inscrite en opposition radicale avec les valeurs qui sont celles de l’Etat de droit et de la démocratie et qui ont par ailleurs emporté des conséquences dramatiques pour les populations soit, par exemple, parce qu’il a conduit à la méconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux mêmes ou aux valeurs démocratiques, soit parce qu’il a porté atteinte à la dignité des personnes, soit parce qu’il a présenté un caractère terroriste.
Pas d’hommage pour l’OAS et ses actes terroristes
La jurisprudence administrative a déjà relevé à propos d’une stèle implantée dans un cimetière comportant la mention « aux combattants tombés pour que vive l’Algérie française », les dates de la présence française en Algérie, (1830-1962), et les dates correspondant aux exécutions de quatre activistes de l’OAS, que :
“la stèle évoque, par certaines des dates choisies, des agissements inacceptables, même en temps de guerre, établis et jamais déniés par leurs auteurs ; que ces agissements, bien qu’amnistiés, demeurent et ne sauraient, en tout état de cause faire l’objet d’une quelconque apologie publique plus ou moins explicite, constitutive d’une atteinte aux nécessités de la sauvegarde de l’ordre public (…)que la stèle érigée par l’association ADIMAD est, par les choix de commémoration effectués, susceptible de manquer de respect aux familles des victimes d’activistes de l’OAS, au nombre desquels se trouve le père du requérant, et de heurter certains usagers du cimetière ; qu’elle a ainsi une connotation qui n’est pas conforme à la neutralité du lieu dans lequel elle a été érigée ; que, comme il l’a été dit, elle est aussi susceptible de porter atteinte aux nécessités de la sauvegarde de l’ordre public ;” (TA Marseille, 7 juillet 2008, association RAS L’Front Vitrolles-Marignane).
Or, comme cela a été jugé dans cette dernière affaire, la cohésion sociale et la paix sociale dont le juge administratif est l’un des gardiens imposent de censurer toute initiative des collectivités publiques qui consisterait à valoriser, pour reprendre les termes de Germaine Tillion à l’égard de l’OAS, “la bêtise qui froidement assassine” et dont le bilan est composé de très nombreuses victimes civiles.
Le cas Pierre Sergent
Il n’est pas contestable que Pierre Sergent a eu un rôle fort louable pendant la seconde guerre mondiale, en participant à la Résistance. Mais cela n’est évidemment pas suffisant pour justifier légalement qu’une voie publique dispose de son nom (autrement, d’aucuns pourraient choisir de donner à une rue le nom de Pierre Laval pour la raison que ce dernier aurait eu, à l’instar de Jean Jaurès, une position fermement pacifiste en 1914 ou d’attribuer le nom de Philippe Pétain à une avenue en considération de ce que ce dernier a eu un rôle décisif dans la victoire des alliés pendant la Grande guerre).
De même, la question n’est pas non plus celle de savoir si Pierre Sergent doit être tout simplement effacé de l’histoire française ; il est au contraire important que les historiens et les professeurs d’histoire puissent parler de ce personnage historique de la manière la plus libre, afin que l’histoire de l’OAS puisse être connue et être soumise à la critique scientifique.
Enfin, la question n’est pas même celle de savoir s’il conviendrait d’empêcher que des voies publiques portent le nom de personnalités historiques qui ont exprimé leur préférence pour une Algérie française.
La question est ici celle de savoir s’il peut être rendu hommage, à travers la démarche très forte de dénommer une esplanade, à un homme qui fut à la tête d’une organisation qui s’est enorgueillie de perpétrer des actes terroristes contre des hommes politiques, des organes de presse, des intellectuels mais plus encore, et de manière parfaitement indiscriminée, la population civile (la devise de l’OAS faisait même de telles actions, une fierté : “l’OAS frappe où elle veut, quand elle veut, qui elle veut”) et qui a tenté de mettre à bas les institutions de la République en essayant d’assassiner le Président de la République et plusieurs responsable politiques, au nom de la défense de la domination coloniale et au mépris du droit à l’autodétermination mais aussi de l’expression du peuple français qui a approuvé, par référendum, le processus de reconnaissance de ce droit à l’autodétermination de l’Algérie.
C’est bien cette seule question qui trouve à se poser. Or, on ne peut que trouver révulsant l’approche consistant à explique que Pierre Sergent aurait, par son action, défendu les “intérêts français pendant la Guerre d’Algérie”, là où, en réalité, l’OAS s’en prenait, à travers une violence aveugle, à la population civile française et algérienne, et notamment à des élus de la République, des instituteurs français, des personnels soignants français ou encore des travailleurs sociaux français présents en Algérie, outre que, selon l’association nationale pour la protection de la mémoire des victimes de l’OAS ce sont plus de 90 officiers militaires et une cinquantaine d’hommes employés par l’armée française qui ont péri dans des attentats de l’OAS.
L’itinéraire de Pierre Sergent peut ici être rappelé, pour être parfaitement complet.
- Il est l’un des organisateurs du putsch des généraux d’avril 1961, qui constitue l’un des événements parmi les plus graves sous la Vème République.
Partisan d’une ligne dure à la suite de l’échec du putsch (et ce, à l’instar de plusieurs acteurs clés, tels que le lieutenant Godot), il prône l’administration d’une justice sommaire aux militaires jugés défaillants et rejoint les rangs de l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
Pierre Sergent est à l’origine, en 1961, de la création en France de l’OAS-Métropole, branche de l’organisation armée secrète.
Il considère, à l’inverse d’autres cadres de l’OAS, qu’il faut porter le combat en territoire métropolitain en proclamant « puisque l’Algérie c’est la France, c’est à Paris qu’il faut se battre !».
Il fonde la mission II et procède aux nominations au sein de chaque direction de l’OAS-métro, laquelle a principalement déployé son activité en 1961 après le putsch d’avril 1961 jusqu’à l’été 1962.
Cette activité a consisté non seulement en des actions de propagandes mais également en une lutte armée et en l’organisation d’attentats terroristes.
L’OAS-métro, dirigée par Pierre Sergent, est l’auteure de multiples attentats en France métropolitaine :
- le 4 janvier 1962 un commando de l’OAS-métro mitraille l’immeuble du Parti communiste, place Kossuth ;
- le 7 janvier 1962, l’OAS-métro mène une opération de plasticage au domicile de Jean-Paul Sartre ;
- le 17 janvier 1962, une série d’attentats est perpétrée et vise notamment le vice-président du sénat ;
- Le 23 janvier 1962, l’OAS-métro est suspectée d’avoir organisé un attentat qui a causé un mort et plusieurs blessés au quai d’Orsay ;
- le 24 janvier 1962 l’OAS-métro organise 21 explosions dans le département de la Seine visant des personnalités ou des organisations hostiles ;
- l’OAS-métro est l’auteure de dix explosions survenus le 7 février 1962 dans les domiciles de personnalités telles que Roger Pinto, Georges Vedel, des journalistes et des sénateurs communistes ;
- l’OAS-métro est également à l’origine de l’attentat du 7 février 1962 ciblant directement André Malraux et qui finalement a causé la défiguration d’une fillette de quatre ans,
En somme, l’OAS-métro, dont Pierre Sergent était l’un des principaux cadres, est responsable du décès de 71 personnes et ses actes ont causé 394 blessés.
Pierre Sergent est regardé comme déserteur à compter du 20 avril 1961 et fait l’objet d’un mandat d’arrêt le 9 décembre 1961 pour attentat et complot contre l’autorité de l’Etat. Il est condamné, le 21 février 1962 par le tribunal militaire spécial à la peine de mort par coutumace et échappe aux recherches policières pendant sept ans en se réfugiant en Suisse et en Belgique, avant d’être amnistié par la loi du 31 juillet 1968.
Loin d’être révolue, l’influence de l’OAS demeure et la structure de l’organisation armée secrète a ainsi été reprise par l’Organisation des armées sociales, “la nouvelle OAS”, armée de défense créée par l’ultra-droite pour déstabiliser les institutions et perpétrer des attentats terroristes. Ses fondateurs ont été condamnés en 2021 par le tribunal judiciaire de Paris.
Le caractère terroriste de l’Organisation armée secrète et de l’OAS-métro dont Pierre Sergent était le chef est avéré et n’est pas controversé . Ce nom, comme celui de l’OAS-métro, évoque des agissements inacceptables, même en temps de guerre, établis et non niés.
L’action de Pierre Sergent, bien qu’amnistiée, ne peut pas faire l’objet d’une quelconque apologie publique sans heurter les familles des victimes des attentats de l’OAS-métro et sans être constitutive d’une atteinte aux nécessités de la sauvegarde de l’ordre public, outre que la connotation attachée au nom de Pierre Sergent méconnaît le principe de neutralité.
Cet hommage heurte d’autant plus qu’il existe aujourd’hui encore, des deux côtés de la Méditerranée, des membres de famille de victimes de l’OAS, qui, outre qu’ils regrettent souvent le manque de considération des pouvoirs publics, ne peuvent qu’être blessés par les nombreuses tentatives de réhabilitation et de banalisation de l’OAS souvent pratiquées à travers ce type d’hommages.
Il y a, pour l’ensemble de ces raisons, lieu de considérer que la décision consistant à dénommer “Pierre Sergent” une esplanade relevant de la voirie publique est de nature à créer un trouble à l’ordre public ou à heurter certaines personnes.
L’impossibilité de nommer un espace public au nom de Pierre Sergent s’impose avec d’autant plus de vigueur que Pierre Sergent n’a jamais exprimé le moindre regret quant à l’engagement qui avait été le sien.