Retour sur la jurisprudence Czabaj, la jurisprudence qui vient encadrer le délai de recours contre une décision administrative individuelle dépourvue de la mention des voies et des délais de recours

A travers les deux branches contentieuses sur lesquelles il s’appuie – soit donc le contentieux des autorisations de licenciement des salariés protégés et celui de la contestation des avis du médecin du travail – le droit administratif du travail a toujours, étrangement, été, pour le Conseil d’Etat, un terrain fertile à la consécration de principes importants en matière de computation des délais de recours (v. par ex. : CE 27 juin 2011, Ministre du travail c./ Société SEMG Veillé, n° 334834, Lebon, T. p. 1177-1179, AJDA 2011, p. 1920, Droit social 2011, p. 1043, concl. R. Keller ; CE 19 septembre 2014, Sté Ortec Méca, n° 362568, T. p. 781-888, Droit social 2015, p. 25, concl. G. Dumortier ; CE 7 décembre 2015, Felouki, n° 387872, T. p. 796-902, AJDA 2015, p. 2410).
Et parce que les questions de procédure se développent, traditionnellement, à foison dans cette procédure, le praticien devra probablement porter, dans les contentieux qu’il suit, une attention toute particulière à la décision Czabaj (CE Ass. 13 juillet 2016, n° 395824, à publier au Recueil Lebon) qui marque, en matière de règle de computation, l’une des grandes évolutions majeures de ces dernières décennies.

 

Prévenir le risque de recours perpétuels

 

Jusqu’alors, les règles de contestation d’une décision administrative individuelle expresse étaient relativement claires et reposaient, entièrement, sur une lecture stricte des dispositions du code de justice administrative.

 

Une nouvelle règle prétorienne de forclusion

 

Une première composante, prévue à l’article R. 421-1 du code de justice administrative, dispose que, en principe, une décision administrative individuelle doit être contestée dans un délai de deux mois à partir de sa notification.
Cette règle s’articule avec l’article R. 421-5 du code de justice administrative, lequel prévoit que le délai de recours n’est opposable qu’à la condition d’avoir été mentionné de manière complète, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision (v. encore sur ce point, CE 15 novembre 2006, Toquet, n° 264636, Lebon T. p. 713-1002, AJDA 2006, p. 2207 ; CE 7 décembre 2015, Felouki, préc.).
La combinaison de ces deux règles permettait à des requérants, qui n’avaient pas reçu l’information visée à l’article R. 421-5 du code de justice administrative, de contester, sans aucune condition de délai, une décision, au-delà du délai de deux mois, et parfois même plusieurs années après leur notification incomplète.
Une brève recherche sur legifrance suffit à montrer que ces hypothèses demeuraient assez résiduelle, même s’il a pu, comme le remarquent des auteurs (Chron. L. Dutheillet de Lamothe, G. Odinet, AJDA 2016, p. 1629), connaître des pics dans certains contentieux, et notamment celui des titres des pensions.
Du reste, il n’apparaît pas qu’il existait une réelle demande d’aménagement des conditions d’application de l’article R. 421-5 du code de justice administrative, outre que le potentiel intéressé par une évolution – c’est-à-dire l’administration – n’a jamais milité pour un tel travail de réécriture du texte.
En dépit de cette demande « sociale » et « politique » quasiment inexistante, l’Assemblée du Conseil d’Etat a pris sur elle de dégager une solution générale permettant de prévenir les risques de recours contentieux perpétuels.
Pour le faire, la Haute Assemblée a, dans une décision du 13 juillet 2016, ajouté, de manière prétorienne,  une limite temporelle à l’article R. 421-5 du code de justice administrative, en précisant que l’application de ce dernier texte ne  fait pas obstacle à ce que le justiciable ait l’obligation d’exercer son recours contentieux dans un délai raisonnable de sorte que certaines situations, fussent-elles illégales, se voient consolider par l’effet du temps.
A l’appui de cette solution, Pour identifier ce devoir incombant au demandeur, le Conseil d’Etat se fonde sur le principe de sécurité juridique, qui a la valeur d’un principe général du droit.
Jusqu’alors, ce principe avait notamment permis de dégager la règle suivant laquelle l’administration doit prendre des mesures transitoires lorsque l’adoption d’une nouvelle réglementation porterait une atteinte excessive aux situation des administrés (CE Ass. 24 mars 2006, Sté KPMG et Sté Ernst & Young, n° 288460, p. 154, GAJA n° 108) ou avait encore pu permettre au juge de l’excès de pouvoir de moduler dans le temps les effets rétroactifs des annulations contentieuses et des revirements de jurisprudence, lorsque ces derniers emportaient des atteintes excessives sur les situations qui se sont constituées (CE Ass. 11 mai 2004, Association AC et autres !, n° 255886, p. 197, concl. Devys ; CE Ass. 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux Signalisation, n° 291545, p. 360, concl. D. Casas).
La décision Czabaj complète ce tableau. Elle est l’occasion d’affirmer que ce principe – qui, d’une manière générale, a surtout eu pour vocation, en jurisprudence, de protéger la situation des administrés – est également une garantie pour l’administration, faisant obstacle à ce que les décisions qu’elle prend puissent être contestées indéfiniment.
A cela s’ajoute qu’on aurait pu imaginer, au regard du bouleversement susceptible d’être entraîné par cette nouvelle règle sur plusieurs instances actuellement pendantes, on aurait pu imaginer que le Conseil d’Etat aurait, toujours en application du principe de sécurité juridique, modulé les effets de sa nouvelle jurisprudence dans le temps.
Il n’en est rien : le Conseil d’Etat retient que la nouvelle règle prétorienne sera d’application directe et pourra être opposée dans l’ensemble des procédures en cours, en considérant que cette règle n’affecte pas l’exercice du droit au recours

Des nombreuses inconnues et des inquiétudes

 

Des questions non tranchées par la décision Czabaj

 

 La décision Czabaj suscite sur quelques interrogations.
 Le considérant de principe énonce une règle qui s’appliquerait très largement à l’ensemble des décisions administratives individuelles.
Mais l’énoncé, qui prend appui sur les notions de « notification » et de « connaissance acquise » de la décision, semble plus adaptée aux décisions expresses – soit donc celles qui ont été formellement prises – qu’à celles des décisions implicites qui sont nées du silence gardé sur une demande ou à celles des décisions qui sont seulement révélées.
Est donc posée la question de savoir si la nouvelle règle sera bien appliquée à ces dernières décisions et si certains aménagements du considérant de principe ne devront pas être réalisés pour tenir compte des règles particulières de computation des délais de recours applicables à celles-ci.
Cette question se pose également en opportunité : plusieurs commentateurs se sont d’ores et déjà inquiété des effets de la solution Czabaj et du fait que, selon eux, elle encouragerait ou récompenserait les administrations qui s’abstiennent de notifier les décisions qu’elles prennent ou refusent de fournir l’information prévue aux articles R. 421-1 et R. 421-5 du code de justice administrative (v. par ex. : S. Deygas, Procédures n° 10, octobre 2016, comm. 312).
L’adoption d’une approche restrictive – centrée sur les seules hypothèses où, de manière indubitable, le justiciable a reçu la lettre de la décision et a pu donc avoir conscience de l’existence de la mesure – pourrait donc peut-être rassurer.
On peut, enfin, se demander – même si les commentateurs du centre de recherche et de diffusion juridiques du Conseil d’Etat ont un peu levé le suspense à cet égard (L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, AJDA 2016, p. 1629) – si la solution Czabaj s’appliquera aux contentieux où il est question de contester une décision de rejet d’une réclamation pécuniaire faite à l’administration.
Sur ce point, comme l’ont souligné ces auteurs mais aussi le rapporteur public Olivier Henrard dans ses conclusions sur l’arrêt, au regard de ce que sont les considérations de finances publiques  qui ont, notamment, conduit à l’adoption de la décision Czabaj, il est probable que tel soit le cas.

Des inquiétudes

 

D’importantes critiques d’ordre théorique ont d’ores et déjà été faites sur l’adoption de la solution Czabaj (M. Touzeil-Divina, JCP A 25 septembre 2016, act. 638 ;  H. Pauliat, JCP A 12 septembre 2016, 2238 ; S. Deygas, Procédures n° 10, octobre 2016, comm. 312 ; F. Julien-Laferrière, le juge n’est pas législateur, AJDA 2016, p. 1769). Il nous semble possible d’en formuler, sur le plan contentieux.
Une lecture stricte des règles posées par les articles R. 421-1 et R. 421-5 du code de justice administrative avaient le réel mérite de fournir un cadre extrêmement clair, sur ce que sont les conditions temporelles de saisine du juge et sur ce qu’est la sanction opposée mécaniquement à l’administration qui omet – ou se refuse – de porter les mentions des voies et délais de recours dans la décision qu’elle notifie.
La décision Czabaj oblige à un débat qui sera casuistique pour les parties et pour le juge – aux résultats très aléatoires – sur ce qu’ont été les conditions pratiques de saisine du juge administratif et sur les raisons pour lesquelles cette action n’a pas été engagée plus tôt.
Au demeurant, au regard de la grande densité factuelle de ce débat, il est probable que le Conseil d’Etat ne souhaitera pas exercer un contrôle plus poussé que celui de l’erreur de droit ou de la dénaturation des faits, ce qui aboutira à ce que les juges du fond exercent leur appréciation sans réelles lignes directrices qui viendraient canaliser les acceptions extrêmement diverses de la notion de « délai déraisonnable »  et de « circonstances particulières » qui ne manqueront pas d’apparaître.
On s’inquiète, en outre, de la manière dont les juges du fond se saisiront de la solution présenté par la décision Czabaj.
On sait que le motif de la tardiveté est souvent utilisé, pour fonder les ordonnances d’irrecevabilité sur le fondement sur le fondement du 4° de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, texte qui permet aux juges du fond de rejeter des requêtes, sans instruction, ni audience.
Le nombre particulièrement important de cassation d’ordonnances prises pour tardiveté – nombre qui mériterait, lui aussi, d’être un jour une source de préoccupation –  montre que cette procédure n’est pas tout le temps utilisée avec discernement par les juridictions de fond.

 

Avec l’élargissement des cas de tardiveté dégagé par la solution Czabaj, on redoute que certains juges se saisissent de la solution Czabaj pour rejeter, par ordonnance, les requêtes qui leur sembleraient avoir été présentées dans un délai déraisonnable, et ce, sans qu’il soit donné la possibilité au demandeur, à travers l’ouverture d’une instruction, d’expliquer la démarche qui a été la sienne et les difficultés qu’il a rencontrées pour présenter son action plus tôt.